
Tribune des Intervalles sur les IAG dans le film d’animation
Bien que moins puissant en nombre de travailleureuses que le cinéma et l’audiovisuel en prise de vues réelles, le film d’animation n’en est pas moins important. La France était, jusqu’à l’année dernière, le 3ème producteur mondial derrière le Japon et les États-Unis, et notre médium, que ce soit par la série, le court ou le long-métrage, est le type de programme du paysage audiovisuel français qui s’exporte le mieux à l’international. Nos artistes, studios et écoles sont mondialement reconnus et pourtant, nos métiers sont précaires, et notre secteur, instable. L’arrivée des IA génératives, notamment celles d’images, Midjourney, Sora, Stable Diffusion et Dall-e en tête, appartenant pour certaines à Open AI, abîme déjà nos emplois et fragilise encore plus un milieu professionnel qui a tendance à beaucoup s’appuyer sur les dernières évolutions technologiques.
Les défenseurs des IA génératives se plaisent à jouer sur la méconnaissance du public en parlant de manière générale d’IA. Or, il y a une grande différence entre certaines IA que nous utilisons déjà depuis plus d’une dizaine d’années dans notre secteur, des algorithmes qui peuvent en effet faciliter et accélérer une tâche de travail sans en retirer l’essence et l’intérêt artistique, et des IA génératives, dont tout le propos est d’effectuer notre travail à notre place dans une logique de réduction des coûts et du temps. Les algorithmes, parfois développés en interne, parfois par les sociétés éditant les logiciels que nous utilisons, peuvent être des béquilles, des soutiens qui nous permettent d’aller plus loin dans la création artistique. Les IA génératives font tout l’inverse : elles vont à l’encontre du travail collectif que sont nos métiers, elles nous dépossèdent de notre travail et nous réduisent à des tâches de retoucheureuses de visuels générés sur la base d’œuvres volées en ligne. Or, contrairement aux auteurices, tout ce que nous créons en studio d’animation appartient à ce dernier, nous n’avons aucun droit dessus. Nous nous retrouvons alors doublement spoliés : d’un côté, nos travaux disponibles en ligne (portfolios, bande-démos, créations personnelles) sont pillés par les IAG, et de l’autre, nos travaux professionnels peuvent être utilisés par les studios pour alimenter leur propre IAG.
Ces technologies sont pour l’instant surtout utilisées en concept art, supprimant déjà des emplois et réduisant en parallèle toute originalité artistique. Des IAG dédiées au storyboard, au rigg, à l’animation, au compositing, à chaque département de nos productions, sont développées aux US et en Europe, et au sein même des entreprises qui développent les logiciels et matériels que nous utilisons (Adobe et Nvidia en tête). Nous devons pouvoir légiférer pour réduire au maximum leur utilisation dans nos films d’animation, à chaque étape de développement et de fabrication. Et ce, tant à l’échelle française qu’européenne, bien au-delà de l’IA act qui s’avère largement insuffisant pour protéger les artistes comme les entreprises. Il va par ailleurs sans dire que, dans le cadre de la crise énergétique et écologique que traverse l’humanité, s’appuyer sur une technologie très énergivore, émettrice de gaz à effets de serre, qui demande toujours plus de métaux rares, et d’artificialisation des sols, nous semble être une aberration sans nom. Et c’est d’autant plus le cas lorsque AnimFrance et le CNC annoncent l’homologation de Carbulator, un calculateur carbone pour travailler à réduire l’impact écologique des studios de productions d’animation. Les IAG n’ont rien de cette technologie magique et immatérielle qu’on tend à nous présenter : leur développement se fait sur le dos des “travailleureuses de la donnée”, majoritairement basé·es dans des pays du Sud global, dans des conditions de travail indécentes et pour un revenu tout aussi indécent. Les IAG américaines se tournent ainsi vers le Kenya, alors que les IAG françaises s’appuient beaucoup sur la main-d’œuvre malgache.
Certains, au sein de notre secteur professionnel, ont voulu comparer l’arrivée des IA génératives à celle de la 3D, et cherchent à rassurer sur l’avenir de nos emplois. Ils présentent les IAG comme une opportunité, une ouverture vers de nouveaux métiers et vers une optimisation de notre temps de travail. Sauf que les IAG ne nous offrent rien de nouveau, ne promettent pas une évolution artistique de la production de film d’animation. Elles ne répondent pas non plus à un besoin ou à un manque des artistes-technicien·nes de notre industrie. Elles ne font que piller nos créations et dévaloriser nos métiers. Dans le meilleur des cas, si elles ne détruisent pas certains métiers complètement, elles en dénaturent l’artistique pour en faire des tâches d’encadrement et d’exécutant·es. Elles risquent aussi de toucher en priorité des postes plus féminins, souvent juniors, moins valorisés, moins bien payés, sans pour autant revoir le recrutement pour s’assurer de la parité. Comme l’a dit l’autrice Joanna Maciejewska, ”I want AI to do my laundry and dishes so that I can do art and writing; not for AI to do my art and writing so that I can do my laundry and dishes” (“Je veux que l’IA fasse ma lessive et ma vaisselle afin que je puisse me consacrer à l’art et à l’écriture, pas que l’IA fasse l’art et l’écriture, me laissant la lessive et la vaisselle”). Notre association avait lancé un questionnaire en novembre dernier qui a permis de sonder les inquiétudes de notre secteur : plus de 10% des travailleureuses du film d’animation français y ont répondu et parmi celleux-ci, plus de 80% se disaient inquiet·es face à la montée des IAG. Le CNC a, quant à lui, lancé en 2024 un Observatoire de l’IA, dont les premiers résultats sont pour le moins évasifs et évitent d’adresser l’éléphant dans la pièce : l’impact réel sur les emplois.
Les IAG sont aussi des outils qui vont dans le sens de représentations stéréotypées, misogynes et racistes, puisqu’elles s’appuient sur ce qu’elles collectent en ligne et sur les biais de ses constructeurs. Nous produisons en France en très grande majorité des séries et longs-métrages pour les enfants de moins de dix ans : souhaitons-nous vraiment ne leur proposer que des dessins animés sans âme, reproduisant des clichés éculés, des représentations discriminantes, qu’ils vont par la suite assimiler et reproduire ? Devons-nous réduire nos métiers à la production du fameux “temps de cerveau disponible” selon l’expression de Patrick Le Lay ?
Que ce soit en 2D, en 3D ou en stop motion, les IA génératives sont des technologies immatures, coûteuses tant économiquement qu’écologiquement, développées dans un but capitaliste et libéral. Le principal syndicat américain de l’animation, The Animation Guild, a déjà tenté des négociations pour que les travailleureuses puissent se protéger des IA génératives, malheureusement sans grand succès jusqu’à présent. Nos propres syndicats français travaillent à négocier des gardes fous solides, tout comme leurs camarades irlandais, anglais et canadiens, autres piliers de l’animation occidentale. Mais les institutions que sont le CNC et le festival international du film d’animation d’Annecy ne sont pour l’instant pas opposés à l’utilisation d’IA génératives dans les projets qui leur sont soumis. Pire, pour ce dernier, il les accueillent à bras ouverts, n’y voyant qu’une évolution technologique comme une autre. Le gouvernement va également dans ce sens, puisqu’il a trouvé, via France 2030 (lancé en 2021 par le président Macron), beaucoup d’argent magique à distribuer à des studios et écoles d’animation, dont certains ne cachent pas leur attrait des IAG, créant notamment des formations, masterclass et entraînements dédiés, banalisant ainsi la présence de ces technologies dès les études supérieures, en déqualifiant les travailleurs et travailleuses. Le gouvernement et France 2030 ne cachent de toute façon pas son intérêt pour les IA, en finançant des start ups (ex : Linagora, pour le chatbot Lucie, pensé avec une visée éducative) dont l’intérêt et l’efficacité restent encore à prouver. Un des objectifs de France 2030 étant par ailleurs de décarboner l’économie du pays, il est d’autant plus paradoxal d’encourager un gadget technologique extrêmement gourmand en eau et en énergie, qui ne répond à aucun besoin des secteurs culturels dont fait partie le film d’animation. Les investissements France 2030 dans la culture étaient par ailleurs pensés avec le CNC dans un contexte de croissance économique du film d’animation, mais le secteur est touché par une crise d’importance depuis l’automne 2022. Nous n’avons pas besoin d’une croissance infinie aux perspectives court-termistes, basées sur des nouvelles technologies qui précarisent nos postes, mais d’une stabilisation tant de la production que de nos emplois sur le moyen et long terme.
Face à cette bienveillance inquiétante des organismes décideurs, nous ne pouvons que demander à nos producteurices encore indécis·es de ne pas se jeter la tête la première dans l’eau trouble des IAG : si le court terme vous amènera peut-être quelques bénéfices, le long terme ira dans le sens des artistes-technicien·nes sans lesquel·les il n’existe tout simplement pas de film d’animation. Rien ne vous oblige à vous plier à cette tendance mortifère et méprisante pour vos employé·es. L’argument de la concurrence internationale n’est pas valable : nos clients américains, s’ils n’avaient que les économies à l’esprit, choisiraient depuis belle lurette des prestataires asiatiques, bien moins chers que nous, pour leurs productions. C’est la fameuse French Touch, tant vantée ces dernières années, soit, plus concrètement, nos artistes, qu’ils viennent chercher. Or les IAG, fonctionnant par approximation statistique, n’innovent pas, ne créent pas, elles détruisent nos métiers, en plus de détruire l’environnement, et risquent d’abîmer à termes ce fragile écosystème qu’est la production de film d’animation française, et même plus largement, européenne. On nous répète à l’envi que nos métiers sont des métiers passions, mais on veut faire de nous des robots dont les qualités ne sont que la productivité et l’efficacité. Il en va de même pour nos collègues et camarades du jeu vidéo, qui ont tout notre soutien !
Nous appelons également France Télévisions et l’ensemble des acteurs de l’audiovisuel et du cinéma français à s’investir frontalement contre les IAG et plus sereinement et pleinement dans le film d’animation. N’attendez pas de vous voir dicter des règles par les magnats de la Silicon Valley. Travailleureuses, rejoignez-nous, syndiquez-vous !
Compte-rendu des interventions au Contre-Sommet de l’IA
Ce contre sommet du lundi 10 février 2025, le second à se tenir après celui des Écologistes du 7 février dernier avec David Cormand et Thierry Breton, a réuni des acteurs associatifs, syndicaux et journalistes de différents secteurs touchés par les IA et plus précisément IAG. L’après-midi fut découpée en plusieurs thématiques, qui se recoupaient nécessairement toutes avec les questions écologiques par lesquelles les échanges ont débuté.
Écologique :
Le journaliste Guillaume Pitron a rappelé le coût énergétique et matériel des data centers, des connexions web et des puces GPU. Une recherche chatGPT équivaut en énergie à 10 recherches Google, et les IAG demandent un refroidissement constant des data centers, donc un coût en eau et en électricité très important. Il a également rappelé que la moindre recherche en ligne, le moindre like, avait un coût énergétique et matériel dont doit prendre conscience le grand public, sans pour autant tenir un propos technophobe.
L’auteur et chercheur Fabrice Lebrun a quant à lui parlé du coût matériau des IAG, via l’extraction des métaux rares dans les mines du Congo. Il a tenu à rappeler qu’une grande partie des travailleureuses des mines étaient des enfants, dont les conditions d’existence et de travail étaient inhumaines. Elles sont dénoncées par des ONG, dont Amnesty International et UNICEF, et les GAFAM largement au courant et responsables de ces abus, refusent de remettre en question leurs pratiques et les besoins croissants de matériaux demandés à leurs fournisseurs.
Corentin de Montmarin, de l’institut supérieur de l’environnement, voit l’IA comme une technologie qui est là pour rester donc qu’il faut encadrer et apprendre à utiliser éthiquement. Son positionnement tiède s’est fait quelque peu critiqué par le public qui trouvait ses constats résignés et peu engageants.
Éducation :
Deux représentantes de l’UNSA ont fait un état des lieux de l’utilisation de ChatGPT dans les écoles : l’outil est utilisé par des élèves mais également par des parents qui aident aux devoirs, et par des profs qui ne sont pas toustes formé·es à en voir les dangers et limites. Le ressenti du corps pédagogique n’est en tout cas pas homogène, malgré la crainte sous-jacente que les IAG empêchent le développement de l’esprit critique des élèves, que les professeur·es sont censé·es former. Nous n’en sommes pas encore au scénario catastrophe d’une classe faite par IAG, avec des cours préparés par IAG, des devoirs rédigés avec l’IAG et des corrections faites en IAG, mais le risque de dégénérescence éducative est malgré tout présent.
Monde du travail :
Des syndiqué·es de France Travail et de la Poste et Banque Postale luttent pour que leurs emplois ne soient pas remplacés par des IA, sachant notamment que celles-ci ont une grosse marge d’erreur et discriminent, dans le cas de France Travail, les demandeureuses d’emploi. L’automatisation des emplois amène également une dégradation des services en retirant l’humain de ceux-ci. Les IAG impactent enfin les entreprises en interne, en gérant le management sans prendre en compte les spécificités des employés et des conditions de travail.
Monde du travail culturel :
- Traduction et interprètes : Les associations En chair et en Os et IA-lerte ont expliqué que les IAG étaient de plus en plus utilisées pour faire de la post-édition, soit des textes pré-traduits par l’IAG que les traducteurices doivent corriger. Cette pratique amène en réalité un surplus de travail, pour un appauvrissement de la qualité, tout en étant moins bien payé et dans un temps plus court. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle est aussi bien utilisée pour des textes d’apprentissage que des textes techniques, notamment sur le nucléaire, dans lesquels la précision de la traduction est primordiale. Les traducteurices appellent à un sabotage en refusant la post édition.
- Journalistes : Celleux qui se lèvent contre les IAG ne sont pas entendu·es, encore moins consulté·es en amont. En parallèle, certains journaux organisent des partenariats avec les IAG, comme Le Monde et Open AI, ou l’AFP et Mistral AI. Elles sont introduites brique par brique, l’opt out1 voulu par l’Europe est impossible à mettre en pratique. Il y a par ailleurs un manque d’homogénéité chez les journalistes, souvent précaires, pour s’organiser.
- Scénaristes : La guilde des scénaristes et le syndicat des scénaristes rappellent que des producteurices, dans le film d’animation comme en prise de vues réelles, demandent déjà d’écrire des premiers jets de textes qui seront par la suite complétés et développés par des IAG. Des producteurices récupèrent également des droits d’auteur pour avoir elleux-même retouché des textes avec des IAG, pratique ancienne mais exacerbée par ces outils. En résulte un appauvrissement des textes comme des travailleureuses.
- Cinéma et audiovisuel en prise de vue réelles : Vincent Elbaz s’est inquiété des métiers techniciens sur les plateaux remplacés par de l’IA, sans se demander s’il existait des équivalences en VFX, avant même de parler d’IAG, et sans s’inquiéter des deep fakes qui volent les visages des acteurices internationales. Scarlett Johansson a par exemple attaqué ChatGPT pour avoir copié sa voix, Whoopi Goldberg a dû publiquement alerter sur un vol de son image pour une publicité de médicament amincissant. En comparaison, il n’existe en France aucune mobilisation des acteurices pour se protéger des IAG. Nous n’avons pas non plus entendu parler de mobilisations côté technicien·nes du cinéma et de l’audiovisuel, ou du VFX.
- Bande-dessinée : Frédéric Maupomé, avec la Ligue des auteurs professionnels, ont sonné l’alerte dès 2022 auprès des pouvoirs publics sur les dangers des IAG dans leurs professions, sans réponse. La France a par la suite tenté de stopper toute régulation des IAG à l’échelle européenne, et on observe, dans le milieu du livre, une incursion de plus en plus massive des IAG à chaque étape de fabrication : les couvertures des livres, les traductions, les publicités print, et de plus en plus de livres disponibles sur Amazon entièrement écrits par IAG, voire en version audio avec des voix générées par IA. En bande-dessinée, on commence également à observer des BD dessinées par IA, notamment chez Fayard, mais pas uniquement.
- Doublage : L’association Les Voix a créé il y a deux ans et demi #TouchepasamaVF pour protéger les métiers du doublage. La France est une exception culturelle avec une grande culture du doublage, pour le cinéma, l’audiovisuel, l’animation, le jeu vidéo mais également le livre audio. Ils sont plus entendus par les médias mais n’ont toujours pas été reçus par le ministère de la Culture malgré leurs demandes répétées et une pétition culminant à 160 000 signatures.
- opt out : option de retrait. Elle permet aux artistes-auteurices et entreprises dont les œuvres ont été plagiées et récupérées par des IAG d’en demander le retrait, a posteriori de leur mise en ligne. Il faut cependant pouvoir prouver le plagiat ou vol de l’œuvre pour que l’opt out soit valable. ↩︎
